00_ Plans pour la Ville Abdiquée
Pour débuter, un paradoxe Koolhaassien : « Comment expliquer […] que l’urbanisme en tant que profession disparaît au moment où […] l’urbanisation est en train de consacrer partout le ‘triomphe’ définitif et mondial de la condition urbaine ? »[1].
En d’autres mots, ce serait à l’heure où la ville se construit le plus massivement, quelle semble le plus s’évader des domaines du contrôlable, du prévisible et du planifiable.
Et Djamel Klouche de renchérir : « La métropole n’est plus un lieu que l’on peut dessiner, mais une condition que l’on peut décrire »[2].
De fait la ville s’affirme depuis sa modernité – terme que nous appliquons ici indifféremment à la ville européenne depuis le XVIIIème siècle et plus globalement au fait métropolitain mondialisé des dernières décennies – comme étant la superstructure de l’économie mondiale. Ce théâtre où l’opportunité du gain attire les masses et polarise l’installation du tissu entrepreneurial, ce lieu qui organise une infinité de configurations autour de l’infrastructure, de la mobilité, des flux matériels et immatériels, ce paysage schizophrénique des juxtapositions les plus antinomiques, des sauts scalaires les plus contrastés, cette boîte de Petri où fermentent les arrangements sociaux les plus inégaux, cette condition, c’est la métropole.
Condition que l’on ne peut que « décrire » ?
Lagos[3], le Delta de la rivière des Perles[4] : deux exemples de cet acte de description. R.Koolhaas y emprunte le rôle du chroniqueur qu’il a été pour le De Haagst Post dans ses vertes années, une posture délibérément « amorale », infiniment ouverte à la saisie la plus décomplexée des faits du territoire[5]. Derrière ce filtre, les territoires les plus instables, les plus dérégulés, les plus précaires aussi, finissent par arborer l’image de porteurs de vérités urbaines, voire d’alternatives à la perception du fait urbain à l’occidentale. Une vision extrêmement positive qui réhabilite ces territoires de « troisième zone » en incarnations d’un fait métropolitain mondialisé, de nature équivalente aux territoires métropolitains de « première catégorie ».
lagos, paradigme de la dérégulation, du spontané et de l'implanifiable
shanghai, contrastes scalaires
Plus récemment, lors de la consultation du Grand Paris, une équipe s’est distinguée par l’attention portée au déjà là de l’agglomération parisienne. Partant du postulat que cette agglomération n’obéit plus aux mécanismes articulant un centre et une périphérie, et qu’elle s’inscrit désormais dans un contexte de compétition généralisé entre capitales internationales. Le territoire francilien est décrit dans la pluralité de ses « situations métropolitaines » et dans la nécessité de se mettre au diapason d’autres métropoles mondiales, présentant elles-mêmes des situations similaires.
La posture de projet de l’AUC consiste à dire que le fait métropolitain existe déjà et s’illustre par une infinité de situations mondiales ayant chacune leurs propres écologies et dynamiques de réussite, constituant ainsi une « matrice », une boîte à outils dans laquelle les décideurs peuvent puiser des concepts de gestion et de développement de la métropole francilienne.
Cette positivation sans réserve d’un fait métropolitain universel est en soi – ainsi que l’illustrent ces deux exemples – une posture de projet. Une vision active de transformation et de décision de la ville dont le primat est l’abdication totale face à l’urbain. La description est ici vectrice de projet.
Une chose est de prendre acte – « décrire » – du fait de la métropole, être conscient de ses mécanismes, de sa fabrication, de sa résistance à la décision, des richesses et des inégalités qu’elle génère ; une toute autre chose serait d’en faire projet.
Conscients de l’échec qu’a pu constituer la prise en main positiviste de la ville par les modernes – et par là nous entendons plus les instrumentalisations technocratiques de l’idéologie moderne durant les Trente Glorieuses et les avatars métropolitains aussitôt avortés qu’elle a pu générer – peut-être devrions nous éviter l’écueil que serait l’abdication totale face au fait métropolitain tel que décrit plus haut. Résister ? De quelle manière ?
01_ Urbs Versus Civitas
Aujourd’hui plus qu’auparavant, les mécanismes ubiquitaires d’un capitalisme libéral débridé impriment leurs forces avec une violence croissante sur ce qui constitue désormais le milieu de vie de la majorité d’entre nous. Là où la ville a été le lieu de la décision des formes de coexistence entre ses habitants – ou autrement le lieu politique par excellence –, le politique semble aujourd’hui abdiquer le dessin de ce lieu pour n’être plus que l’instrument de l’économique, la métropole apparaît alors comme le lieu atone d’une « démocratie apolitique » au service du marché.
Cette condition urbaine contemporaine est fille d’une constitution historique trouvant ses sources dans les clivages entre le politique et l’économique au sein des cités classiques, grecques puis romaines.
Afin de retracer ces péripéties le plus succinctement possible – avec la marge de réductions et de maladresses que ce procédé implique – nous nous appuierons principalement sur le très récent ouvrage de Pier Vittorio Aureli, The possibility of an absolute architecture[6]. Au fil de l’ouvrage l’auteur développe la thèse de la possibilité d’une réappropriation citoyenne de l’espace urbain par le biais de l’intervention architecturale notamment à travers le concept de limite.
Le propos consiste dans un premier temps à retracer la généalogie de la métropole contemporaine à travers le conflit entre deux concepts de la ville : urbs et civitas.
Le premier fait référence à ce qui dès la ville romaine désigne un tissu urbain porté essentiellement par une structure : la route. Ce modèle contient un paradigme majeur, celui de la création d’un système de croissance de la ville par l’application d’une trame réglée pouvant contenir et s’adapter à diverses situations. Il a été, avec la Légion et la Lex – la loi impériale – l’un des principaux leviers de l’expansion et de la pérennité de l’empire Romain. Décrit dans le texte par opposition à la Polis grecque, cité finie, clairement identifiée à l’intérieur d’une enceinte, constituée autour d’une communauté, l’urbs est l’artefact de l’intégration et de l’expansion par excellence.
urbs, la structure urbaine de la ville Romaine
Le second – civitas – désigne la citoyenneté romaine par son aspect le plus irréductible, celui de la libre citoyenneté dès le moment où l’individu se soumet à la loi de l’empire et qu’il se reconnaît ainsi dans la cité. Par extension, ce concept implique une reconnaissance politique de l’individu dans un territoire et un système de valeurs qui garanti ses droits, dans lequel il se reconnaît et auquel il associe son destin.
Polis, la cité grecque, entité close de l'archipel Hellenique
Ce qui nous amène à introduire un troisième concept, la technè oikonomikè. Ce concept aristotélicien désigne par excellence la gestion de l’espace privé. L’espace de l’oikos, la maison. Par opposition à l’espace public, le privé est un espace franc des lois de l’intérêt collectif. Nous reconnaîtrons aussi dans ce concept la racine du terme économie.
Avec la renaissance des cités européennes dès le Moyen-Age autour du tissu de relations économiques soutenu par l’innovation agraire et un artisanat performant, la dimension de citoyenneté disparaît pour laisser place à une fusion entre développement urbain et croissance économique. Nous assistons aux débuts de la détermination des formes urbaines par un nouveau type de solidarités sociales autour de la valeur de travail et de son organisation. Ce modèle instaure la ville comme le lieu par excellence de la production de richesse.
Le réseau économique de la ville médievale
La ville classique, prémisses de l'infinité urbaine
Quelques siècles plus tard, l’abolition des ordres féodaux fait triompher une classe sociale en pleine croissance, la bourgeoisie. Cette classe, par la possession des moyens et des lieux de production occupe inévitablement un rôle incontournable dans la détermination du destin de la ville moderne. La bourgeoisie, en employant des ouvriers, en développant l’industrie, en possédant du foncier et en produisant de la richesse, entraine dans le sillage de sa libération la constitution même des métropoles européennes de l’époque. L’économie de cette classe – son domaine privé – se confond alors quasi-totalement avec le devenir de l’ensemble de la société et des systèmes de gouvernance – civitas. Ceci génère une forme de cohabitation humaine dans un milieu uniquement basé sur la maîtrise de la structure urbaine – urbs –, l’économie tenant le cap. On voit d’ailleurs cette tendance s’imposer de la manière la plus décomplexée notamment dans la colonisation des territoires nouveaux et « vierges » des Amériques.
02_ Trois Théories Ironiques pour la Ville Sans Limites
La théorisation de cette fusion de la ville dans l’urbanisation comme paradigme structurel et structurant du milieu urbain est illustrée par des projets ayant pour dénominateur commun un sens délibéré du paradoxe. Parmi ses représentants les plus emblématiques, Ildefonso Cerda, Ludwig Hilberseimer et le collectif Archizoom, ont coup sur coup forgé des représentations successivement illustrées par leur positivisme délibéré ou par leur verve critique, mais toutes ces images se sont régulièrement dissolues – en dépit de leur résistances – dans l’objet même de leurs descriptions : le triomphe de la ville sans limites.
021_ Fuck the City
Le premier en 1867, Ildefonso Cerda emploie le terme urbanisme dans son ouvrage théorie générale de l’urbanisation. Le néologisme désigne une rupture conceptuelle dans l’ontologie de l’espace urbain. La ville n’est plus cet espace clos, aux monuments et typologies ségrégatives définies, la ville est avant tout un espace d’échange et de production qui doit s’inventer les moyens d’une expansion et d’une meilleure répartition de ses richesses entre ses habitants. Les outils avancés par Cerda pour son plan d’extension de Barcelone sont emblématiques quant à ce changement de paradigme. Grille réglée par des blocs de 133m x 133m, usage de la statistique, répartition pondérée des équipements au fil de la trame, recherche d’une densité « idéale » de 250/hab/ha…etc. L’agrument scientifique est omniprésent et tend à considérer l’élément urbain en tant qu’entité objective, infrastructurelle permettant l’équilibrage des richesses et une solidarité économique du grand territoire. Le modèle ainsi proposé relève d’une gouvernance économique basée sur le contrôle du prolétariat, l’enrichissement et la sûreté du territoire.
Naissance d'un concept: l'urbanisme comme science de l'extension de la ville
Le fait est qu’on ne retiendra de ce plan progressiste – et ce en dépit du progressisme social affiché par Cerda lui-même – que son expression la plus neutre, la plus infrastructurelle : la grille de la suppression de différence. Cette grille que Françoise Choay reconnaît pour sa scientificité témoigne du passage du caractère politique de la ville vers ce que Giorgio Agamben appelle le « paradigme de gestion ». Supplanter l’infrastructure « déterritorialisatrice » – outil de l’économie – au symbolisme classique centré autour du pouvoir politique.
022_ Fuck Architecture
La proposition de Hilberseimer pour son ouvrage Groszstadtarchitektur qu’il publie en 1927, signe à sa façon une nouvelle rupture dans la constitution du fait métropolitain contemporain. Prenant acte des nouvelles donnes de mobilité de l’individu moderne autour du travail, il propose une métropole de l’annihilation totale de différence. Au sujet de son projet Hochhausstadt, 1924 – illustrant ainsi son propos dans Groszstadtarchitektur – il écrit : « the project for the city consists of coordination between two extremes : the overall plan for the city that would link its productive and economic forces, and the definition of the single inhabitable cell ». Autrement, c’est la naissance du concept de ville générique avant l’heure, une ville où l’anonymat de la forme urbaine révèle l’entière prise en main de la ville par les forces du capital, et le recentrage de la sphère individuelle autour de la cellule maîtresse du travailleur, puissante cheville ouvrière de cette infrastructure. Ce faisant il récuse la nostalgie corbuséenne pour la ville classique que ce dernier manifeste dans son dessin pour la ville pour trois millions d’habitants, 1922. Dans cette ville se lisent encore des compositions monumentales autour du pouvoir et une multiplication des typologies et des références empreintes de la forme de la ville, cette forme capable de séparer et de produire l’image hétéroclite d’une société de classes.
Le plan de la Hochhausstadt de Hilberseimer, bien au-délà de la proposition d’une structure souple et infiniment extensible élimine toute question de forme. L’architecture n’a plus de fonction formelle mais figure uniquement comme l’élément de remplissage dans une grille infinie. L’espace public, l’espace privé, politique ou économique, tout ce qui peut faire forme, tout ce qui résiste par son sens, est annihilé. Seule s’affirme la perception totalisante et organique de la ville en tant que système illimité où l’urbanité même est conçue comme un unique espace domestique isotrope célébrant le prolétariat.
La ville Haute, 1924: annihilation de la forme
Trame, infinité, extrême flexibilité, anonymat, infrastructure. Tel est l’héritage contemporain de la métropole que nous avons aujourd’hui extrait de ce projet.
023_ Fuck the Proletariat
Quarante ans plus tard, les CIAM finissent de se briser, et, lasses d’une génération de positivisme clinique, s’éveillent les contre-utopies italiennes et autrichiennes, prêtes à en découdre avec la métropole et le capitalisme. Les modes opératoires sont renouvelés, finis le Plan Masse, la Foi, et le Progrès, place à l’Œdipe, la Paranoïa, l’Ironie, l’Action et la Performance. Ce détournement du projet comme science vers un projet vécu comme langage et attitude de combat tente d’en finir avec ce siècle méprises.
Cent ans après la Théorie générale de l’urbanisation de Cerda, Archizoom, collectif d’architectes florentins entament leur projet de No-Stop City.[7] Inspiré du marxisme operaïste[8], le projet conduit une fiction du présent en partant du postulat selon lequel les avancées technologiques contribueraient dans un futur très proche à annuler la polarisation entre centre financier et périphéries résidentielles. Ceci générerait un urbanisme parfaitement isotrope où tout s’accomplit « partout » : une urbanisation pure et simple. Cette hypertrophie de l’infrastructure mettrait l’explosion du prolétariat en passe de prendre le contrôle des forces du capital. L’infrastructure totale y est considérée comme thérapie de choc, radicalisée par l’absurde. Elle se positionne contre les formes de la ville traditionnelle et de la bourgeoisie. L’environnement ainsi théorisé est une ville sans différence entre intérieur et extérieur, vieux et neuf, public et privé, production et consommation.
No-Stop City, ou l'ubiquité métropolitaine
Mais victime de ce que Hegel appelle le « mauvais infini » – à savoir une infinité qui ne cesse de se dénigrer par la répétition d’évènements finis, ici la figure de la consommation – la critique de la société bourgeoise entamée par Archizoom sur ce procédé de fiction hypertrophique du réel est piégée par son image : l’infini métropolitain proposé vide le projet de son sens critique. Ce dernier devient prophétique de notre condition contemporaine, celle d’une ville uniformisée, sans limites, contrôlée par la consommation.
No-Stop City ville de la consommation: mise en scène de l'obsolescence spontanée
Cerda, Hilberseimer et Archizoom on théorisé l’urbanisation comme le destin ultime de la ville contemporaine. Partant des meilleures intentions – se libérer des formes classiques pour une émancipation vis-à-vis des forces et hiérarchies traditionnelles afin de réaliser l’idéal marxiste, celui d’un prolétariat maître de l’économie – les projets avancés « échouent » en cristallisant – au lieu du progrès social – un imaginaire métropolitain qui finit par advenir, par se réaliser de manière quasi prophétique. Leurs propositions décrivent une géographie isotrope et une infrastructure dont le projet est l’homogénéisation du territoire.
03_ « Ville des Différences Exacerbées »
The city of the captive globe, competition des parties
Cependant, cette isotropie métropolitaine finit par produire – de manière collatérale – ses contradictions par excellence : l’enclave et l’icône. Dans l’un des premiers projets de Rem Koolhaas, The city of the Captive Globe[9], 1972, ce dernier théorise les deux concepts qui serviront de trame à son texte fondateur Delirous New York qu’il publie pour la première fois en 1978. C’est dans le cadre de ce projet qu’il élabore à propos de la congestion Manahattanienne : la trame isotrope – l’urbs, théorisé par ses prédécesseurs dont nous avons évoqués les projets précédemment – finit par organiser une concurrence entre les différents blocs. Il avance la théorie de la lobotomie[10] qui s’opère entre le bloc et son contexte, celle-ci exprime l’autonomie que s’adjuge chaque bloc par l’intensification de sa propre idéologie et le refus des lois s’exprimant par l’extérieur. Cette ville a pour but de résoudre le schisme entre la permanence de la structure urbaine et le pluralisme radical requis par la métropole où les archétypes architecturaux sont acceptés et réduits à des icônes. C’est la ville des différences exacerbées[11] dont il parlera trois décennies plus tard dans l’introduction de son ouvrage sur le Delta de la rivière des Perles, The Great Leap Forward. Cette possibilité de la différence introduit l’idée de la ville dans la ville qu’il développera dans Delirious New York à travers l’exemple de l’hôtel Waldorf Astoria et du Downtown Athletlic Club.
Ce concept de différence et d’anisotropie de l’espace métropolitain a été inspiré à Rem Koolhaas par sa collaboration avec O.M. Ungers entre 1972 et 1976. Mais si ce dernier considère l’opposition entre différentes parties comme la génératrice d’une unité critique de l’ensemble, pour Rem Koolhaas, la différence n’a de fin qu’en elle même et ne vise d’aucune façon à affecter l’infrastructure. Chez Koolhaas, l’enclave peut être comprise comme conséquence immédiate de la domination économique du capitalisme d’accumulation : ce dernier met l’espace urbain en lien lorsqu’il s’agit d’exploiter, d’organiser le travail, d’absorber ; mais il opère la séparation lorsqu’il est question d’accumuler et de distribuer le profit. L’enclave est dans ce cas un élément donné immédiatement par le contrôle du système économique. Là où dans No-Stop City, Archizoom laisse présager la ville sans limite, The city of the Captive Globe de Koolhaas préfigure les avatars de l’architecture-icône comme célébration des enclaves et de la ségrégation.
04_ Resistance
Après avoir tenté d’élaborer en quelques lignes ce résumé sélectif de la constitution du fait métropolitain contemporain – sa propension à l’infini, la légitimité économique dans le fait de sa structure, la dissolution de la civitas dans l’urbs, sa résistance à toute planification globalisante et progressiste, sa production d’enclaves et la fabrication d’icônes ségrégatives du domaine privé qui accompagne ce mouvement de différenciation – nous tenterons maintenant, en peu de mots, de formuler une position.
Il n’est pas question ici de réfuter ce fait métropolitain, ce fait est déjà-là, et à travers lui, nous sommes-à-la-ville, chacun à notre manière. Il n’est pas question non plus de proposer une alternative, ni globale, ni médicale, ni nostalgique, ni altermondialiste.
Contre l'icône libérale
Si le système décrit jusqu’ici s’illustre par son absence de limite, nous nous positionnons dans cette indétermination pour écrire des limites. Nous nous positionnons – et c’est en cela que nous faisons manifeste – pour une affirmation du politique, et pour l’affirmation de ce dernier dans une forme pour la métropole. Ce déploiement à l’intersection entre forme et politique est une tentative de résistance, ou devrions nous dire de persistance afin de réaffirmer la ville en tant qu’espace citoyen et non plus uniquement comme l’espace de l’individu. Par espace citoyen nous entendons l’espace dédié à la confrontation à travers lequel nous nous définissons dans la ville au même moment où nous la définissons.
041_ Composer
Afin de déterminer l’espace de ce chevauchement entre le politique et la forme, nous nous référerons encore une fois à l’ouvrage de P.V. Aureli, dont nous épousons en grande partie la thèse. Ce dernier esquisse en quelques pages une analogie dans l’ontologie de ces deux concepts.
Hannah Arendt écrit : « politics is based on the fact of human plurality. […] Man is apolitical. Politics arise in what lies between men and it is established as relationship ». En ceci, ce n’est pas l’homme en tant qu’intériorité – l’individu – qui apparaît comme le lieu de la genèse du politique mais bien l’interstice entre des hommes. Le politique est un fait de limite, d’extériorité, son espace est défini par la multitude désolidarisée. Le politique comme rapport, s’établit donc entre plusieurs individualités aux priorités et aux aspirations « hostiles ». Ce rapport opère une définition de soi contre l’autre, en négatif, et en tant que tel il opère comme révélateur par l’extérieur. Dès cet instant, accomplir une action politique ou d’intérêt collectif revient à se définir en tant que partie distincte des autres.
Politique, interstice entre les sphères individuelles
Définit en ces termes, le concept de politique s’articule autour des notions d’extériorité et d’intériorité, d’expérience de l’altérité et de soi à travers la limite entre ces deux domaines. En cela il se rapproche du concept de forme. Pour cela il faudrait s’abstraire de la dialectique entre visible et abstrait, le contenant physique et le contenu symbolique. Considérons plutôt le concept du formel, que nous définissons comme l’expérience de la limite, comme la relation entre une intériorité – le sujet accomplissant l’action – et une extériorité – la situation, le contexte objectif dans lequel se produit l’action. Dans ce sens Jeanne Hersch perçoit la notion de forme comme étant paradoxale, elle indiquerait simultanément l’unité et la différenciation spatiale, un caractère partiel, une limite, une détermination, un changement d’état. La forme apparaîtrait alors par la volonté d’appropriation d’un certain nombre de sujets, de leur volonté d’agir en son sein, par rapport à elle. C’est donc dans la définition d’une limite et dans l’action que les formes apparaissent. Limites que l’action éprouve, limites que l’action recherche, limites que l’action suscite, limites que l’action met en évidence.
Paul Klee, zeichen in gelb, 1936. définition reciproque entre fond et fgure
Considérer le formel dans les termes de la limite et de l’action indique son caractère extra référentiel, non autonome, résultant invariablement de la composition de relations. En indiquant la forme, nous nous indiquons nous-mêmes. Elle révèle l’extériorité, le rapport que cette extériorité entretien avec la forme, et comment l’extériorité se définit elle-même – intérieurement – dans ses parties.
Ce développement permet de faire émerger la possibilité d’un positionnement contre l’espace urbain, le paysage urbain, ou toute autre manifestation de l’idée d’urbanisation et ce qu’elle implique en termes de dissolution de la différence. Les concepts de politique et de forme indiquent la possibilité, par résistance, d’une composition de « différences » par l’acceptation de la notion de limite. Par voie de conséquence la forme est une question proprement politique, le concept de forme, tout comme le concept de politique exprime la condition d’une composition entre parties.
042_ Conditions d’insularité
Ce projet de resurgissement d’une civitas potentielle pour la métropole, où – pour reprendre les termes de l’analyse développée ci-haut – ce projet de composition entre parties distinctes, nourries par l’opposition, contenant l’idée d’une structure Archipelagienne au travers de laquelle une lisibilité de la mer urbaine est réécrite, permetterait ainsi aux habitants de se projeter et de se reconnaître dans le territoire métropolitain.
Exodus, ou les prisonneirs volontaires de l'architecture
Le premier à avoir théorisé cette configuration urbaine dans le cadre d’un projet d’ensemble est l’architecte Allemand Oswald Matthias Ungers dans son projet pour Berlin as a green Archipelago.
Son travail a été nourri par sa collaboration avec Rem Koolhaas à partir de 1972, et notamment par ses travaux Exodus, or the Voluntary Prisoners Of Architecture, et de the city of the Captive Globe. Ces deux propositions, comme nous l’avons évoqué plus haut, font l’hypothèse de la mise en place d’une différenciation exacerbée entre les enclaves de la métropole. Cette différenciation s’accompagne d’une autonomisation de ces enclaves et d’une intensification de leur contenu propre, avec pour corollaire l’émergence d’une grande désirabilité métropolitaine de ces parties. La collaboration entre les architectes dans différents projets entre les années 1972 et 1976 connaîtra la production de tentatives de mises en œuvre de ce concept d’insularité, notamment pour le projet de Roosevelt Island auquel participent les deux penseurs en 1975. Plutôt qu’un plan masse global pour le développement de l’île, le projet proposé avance l’hypothèse de la mise en place d’une structure – une citation de la trame manhattanienne – au sein de laquelle seulement quelques activateurs sont programmés. Le reste de la trame est laissé libre à l’insertion opportuniste de la ville autour de ces programmes.
Projet pour Roosevelt island, activateur métropolitain
Or là ou R.Koolhaas accepte cette différence comme existant pour elle-même, fruit d’une libre compétition instaurée par le système libéral de production d’individualité, Ungers y voit l’opportunité d’une résistance à ces même mécanismes d’obsolescence infinie. La collaboration entre les deux hommes prendra fin sur ce différend de taille peu de temps après, lorsque Koolhaas achève l’écriture de son manifeste rétroactif pour le Manhattanisme en 1976 au sein de la Cornell University.
La conception Archipelagienne de la métropole chez Ungers est nourrie d’un idéal de communauté qu’il puisa au cours de ses recherches durant sa résidence à la même université de Cornell. Il s’intéressa en effet à l’émergence du système insulaire des équipements sociaux viennois du début du XXème siècle : les Höfe. En effet, durant la vague de construction de ces équipements mixant quartiers de logements sociaux et infrastructures publiques, l’idée a été de localiser ces quartiers de manière discontinue dans le territoire, indépendamment de tout plan d’ensemble. L’effet de cette stratégie fut l’émergence d’une mixité des territoires urbains et d’un sentiment d’appartenance social fort à ces compositions monumentales, au point qu’elles devinrent les foyers de résistance politique durant l’occupation nazie. Aussi, la dérive que connaît ce type de quartiers actuellement en devenant le siège d’une gentrification métropolitaine témoigne de l’iconicité et du poids symbolique que ces lieux ont pu concentrer par le passé en tant que superstructures de l’identité urbaine.
043_ Fond et Figure
La cristallisation la plus exemplaire de ce concept dans l’œuvre de Ungers se produit avec son projet pour Berlin as a Green Archipelago. Ce projet est emblématique pour notre propos puisqu’il intervient au moment d’une crise majeure du territoire berlinois durant les années soixante-dix.
Après le partitionnement des territoires de la ville à la fin de la seconde guerre mondiale, la partie Ouest de Berlin, se retrouve enclavée en plein cœur des territoires est-allemands pro-soviétiques. Cette situation politique s’aggrave avec la construction du mur dans les années soixante et par la fermeture militaire de la frontière entre les deux parties de la ville. Berlin Ouest ainsi enclavée n’a d’une part, plus aucune possibilité de croissance spatiale du fait de son insularité, d’autre part il se produit alors un exode massif des populations de l’enclave vers l’Allemagne de l’ouest, dépeuplant ainsi de vastes étendues au sein de la ville. C’est donc dans ce contexte de décroissance manifeste de la ville que le projet de O.M.Ungers voit le jour.
Face à cette configuration inédite, l’architecte met en œuvre une stratégie sensible: une attention exacerbée pour l’existant et la mise en place d’un système d’intensification de la ville par la figure de l’archipel. En effet, un travail de relevé et de reportage méticuleux permet l’identification des zones de résistance du territoire berlinois à cette crise. Ces zones sont les quartiers où la population qui fait le choix de demeurer dans la ville se replie faisant émerger des lieux de solidarité.
Une fois identifiés, ces îlots sont étudiés dans leur structure interne, leur fonctionnement. Ces données servent de modèle pour la mise en place des projets de développement et/ou de reconversion de ces quartiers. A l’échelle de la ville émerge alors un chapelet d’entités fortes qui seront mises en synergie par le biais d’une infrastructure de liaison rapide.
Mais une fois cet archipel défini, qu’advient-il du reste ? Ungers propose de transformer l’étendue métropolitaine abandonnée en une mer verte. Un socle constitué d’espaces verts au sein duquel prendront place les insulas de l’archipel berlinois. Ces espaces traversés par l’infrastructure sont destinés à divers usages, du parc à la nature sauvage en passant par l’agriculture. Cette dernière est évoquée dans le dessein de participer à l’autonomie de cette enclave en produisant une ressource locale pour l’alimentation de la population.
Dans le cas de ce projet on voit bien de quelle manière la définition – composition – de parties « absolues », distinctes et différentes finissent par figurer une forme délimitée sur un arrière plan. Il y a d’emblée interaction entre ce fond et cette figure qui achèvent par se définir mutuellement. Par cette définition, une lisibilité de la métropole permet la réaffectation des fonctions du territoire et de ses espaces, ainsi que la cristallisation d’une forme d’appartenance à un ensemble. On peut aussi noter la volonté de l’architecte de se soustraire à l’écueil d’une proposition totale, un énième plan masse démiurgique qui se verrait comme l’expression de la résolution positive de la crise berlinoise.
O.M. Ungers, Berlin as a green archipelago, 1977
05_ Vers la métropole Archipélagienne
Ce projet a pour nous une importance primordiale, notamment dans le cadre d’un projet pour la métropole nocturne. De manière aussi déterminante que l’analyse développée au fil du texte quand à la nécessité de retrouver une forme de lisibilité globale de la métropole par la nécessaire réinjection de la civitas dans l’urbs triomphant, la composante critique du territoire en décroissance dans lequel se positionne Ungers a quelque chose de très analogue à la situation nocturne de la métropole. De fait, il en va de même de l’enclavement et du dépeuplement de Berlin sous le joug de la guerre froide que du cas de la métropole parisienne lorsque les mécanismes structurants de la journée cessent d’opérer. La ville se contracte, elle se dépeuple et ses territoires connaissent l’enclavement.
Projet nocturne : Métropole Archipelagienne
C’est dans cette contraction de l’espace métropolitain que nous verrons l’interstice de notre projet Archipelagien pour la métropole nocturne.
Rédigé par: Amine Ibnolmobarak
[1] Rem Koolhaas, What ever happened to urbanism, S,M,L,XL, 1994
[2] AUC, Consultation internationale pour le Grand Pari(s) de l’agglomérattion parisienne, 2008
[3] Rem Koolhaas, Harvard Design School Project on the City, Mutations, éditions ACTAR, 2000
[4] Rem Koolhaas, Harvard Design School Project on the City, The Great Leap Forward, Taschen, 2002
[5] Roberto Gargiani, Rem Koolhaas | OMA, The construction of merveilles, EPFL Press, Routledge, Essays in architecture, 2011 : « like the rest of the editorial staff of the weekly, koolhaas tried to purge his work of any comment other than description of facts. Interviewees for example were asked no questions but simply shown a microphone, as if to comply with Surrealist tenets of automatic writing. ‘No moralizing or or interpreting (art-ificing) the reality, but intensifying it. Starting point : an uncompromising acceptance of reality’ ».
[6] Pier Vittorio Aureli, The possibility of an absolute architecture, MIT press, 2011
[7] Dominique Rouillard, Superarchitecture, éditions La Villette, 2004
[8] Operaïsme : faction du marxisme autonomiste considérant que plus le système capitaliste se généralise, plus il assujetti de travailleurs, plus il leur donne de pouvoir de contestation et de contrôle sur ses mécanismes. Operaïsme dérive de l’italien operaio, ouvrier. Le prolétariat n’est pas considéré comme opérant de manière homogène mais, au contraire, un recentrage sur l’individualité du travailleur comme moteur de la prise de pouvoir est avancé dans ce courant. Voir Toni Negri qui est l’un des principaux théoriciens de l’operaïsme.
[9] Rem Koolhaas, Delirious New York, 1978
[10] ibid.
[11] R.Koolhaas, Harvard Design School Project on the City, The Great Leap Forward, Taschen, 2002.